CHAPITRE IV
La colonne des lépreux s’étirait sur plus de quatre kilomètres.
Elle prenait naissance sur le parvis du dôme noir dont un imposant bataillon de miliciens gardait l’entrée, dévalait les marches de l’escalier monumental, traversait l’immense esplanade nue, se répandait tout le long de la large avenue qui grimpait en louvoyant à l’assaut de la colline et se perdait dans l’entrelacs des ruelles tortueuses de la ville haute.
Les consultations de la pythonisse du Temps commençaient dans cinq heures, mais les lépreux, accourus de tous les coins du continent des plaines, montraient déjà des signes d’impatience. Des bagarres avaient éclaté en divers points de l’interminable file, tant bien que mal canalisée par des cohortes volantes de miliciens. Ces derniers avaient rétabli l’ordre à coups de gueule et de badines, de longues tiges de cuir tressé dont ils frappaient les belligérants du haut de leur chemalle. Une épée de pierre noire s’était même abattue sur le cou d’un grand escogriffe particulièrement agressif. Sa tête avait volé dans les airs et roulé dans le caniveau. Le sang qui avait jailli de son corps décapité, agité de spasmes, avait généreusement arrosé ses voisins pétrifiés.
Dame Mangrelle et Le Vioter se trouvaient à peu près à mi-pente de l’avenue, au beau milieu d’un groupe de thullalaustes, « des mystiques, des adorateurs de leur propre maladie, des fous », avait chuchoté la Kélonienne. Recouverts de bandelettes de la tête aux pieds, ils agitaient frénétiquement leurs crécelles, psalmodiaient des formules incantatoires, se balançaient d’un pied sur l’autre, répandaient une doucereuse odeur de putréfaction. Certains malades n’avaient plus la force de se tenir sur leurs jambes. On les avait installés sur des brancards de fortune munis à leur extrémité d’une poignée de halage, une précaution qui ne les assurait pas pour autant de parvenir jusqu’au bassin du Temps.
— À l’ouverture des portes, ce sera chacun pour soi, soupira Mangrelle. Personne ne se souciera de ces pauvres bougres, ils agoniseront dans le caniveau.
Les blessures superficielles de Rohel, boursouflées par le sel, suintantes, remplissaient parfaitement leur office puisque aucun lépreux n’avait songé à contester sa présence dans la file d’attente.
La veille, réveillés au petit jour par Laurienne, ils avaient quitté la demeure de sire Lucain et de dame Aprelle comme des voleurs. Ils avaient erré toute la journée dans la ville haute, prenant leurs repas dans des gargotes réservées aux lépreux (vin au goût de vinaigre, eau croupie, pain rassis, viande corrompue, fruits et légumes chancis…), se promenant sur les bords du fleuve Futur, affrontant les railleries des passants sains ou des miliciens des Cohortes Angéliques aux faces bouffies d’arrogance. À la tombée de la nuit, ils étaient entrés dans une auberge située en bas de la colline principale, en principe interdite aux malades mais dont la tenancière n’avait pas résisté à la tentation d’empocher les deux cents kélonis – une petite fortune – que Le Vioter avait semés sur le comptoir. Elle leur avait demandé de s’enfermer à double tour, « en cas de contrôle inopiné de ces bâtards d’Angéliques », leur avait elle-même servi le dîner et le petit-déjeuner dans la chambre. Ils n’avaient d’ailleurs pas eu la moindre intention de sortir. Comme dans le réduit que leur avait attribué dame Aprelle, ils avaient passé une grande partie de la nuit à explorer le territoire de leurs sens. À l’aube, après un bain reconstituant (Mangrelle avait paressé plus d’une heure dans l’eau bouillante, acheminée vers la baignoire de faïence par un ingénieux système de cascades murales), ils s’étaient placés à l’extrémité de la file d’attente, déjà longue.
Les doigts de Mangrelle enserraient nerveusement le bras de Rohel, comme si elle avait peur de le perdre dans la cohue. Jamais un homme ne lui avait procuré autant de volupté. Les autres, ceux qu’elle avait connus avant lui – un amour de jeunesse, son époux sire Joséphain et ce vaurien de Chambalain –, ne s’étaient servis de son ventre que pour se soulager en elle. Elle avait certes grappillé quelques miettes de ces festins bâclés, mais elle en était à chaque fois ressortie avec une faim accrue, avec un pénible sentiment de frustration. Le Vioter cherchait autre chose dans l’acte sexuel. Attentif tout au long de l’union, il refusait de céder à la tyrannie de l’instinct animal, tutoyait les cimes sans jamais succomber au vertige, et c’est triomphant qu’il se dégageait d’elle, renforcé par l’exaltation et la préservation de sa virilité. Rassasiée, délicieusement vaincue, elle se sentait investie d’un rôle de gardienne du temple, elle avait l’impression d’être un puits miraculeux – « infecté », avait sifflé Aprelle – dans lequel il se régénérait. Et plus il lui donnait du plaisir, plus elle dispensait son pouvoir de renaissance, et cela, davantage que l’éblouissement de ses sens, la plongeait dans un abîme de félicité.
Alors, malgré sa maladie, et parce qu’elle savait qu’il la quitterait un jour, elle jouissait sans retenue de ces heures offertes par les anges protecteurs. En elle s’ancrait la certitude qu’un destin hors du commun gouvernait Le Vioter, et elle en concevait une immense fierté, un peu puérile, comme si la gloire de l’archange rédempteur rejaillissait sur elle, lépreuse anonyme de Kélonia. Cette pensée l’aidait à surmonter les crises de désespoir qui venaient de temps à autre l’étreindre. Cela faisait deux jours qu’elle était séparée de ses enfants et elle souffrait cruellement de leur absence.
La promiscuité et la fébrilité engendraient une tension grandissante. Pour refroidir les ardeurs des lépreux, les miliciens jugèrent bon de se saisir d’un vieil homme, de lui arracher ses bandelettes, de le fouetter jusqu’au sang, de l’attacher au dossier d’une selle et de le traîner au grand galop sur les pavés. Ses hurlements ininterrompus restaurèrent rapidement le silence. Le Vioter se contint pour ne pas sortir son vibreur et abattre les tortionnaires. Ils étaient tellement nombreux qu’ils risquaient de le déborder et de se venger sur dame Mangrelle. Décelant la contraction de ses muscles, elle lui enfonça les ongles dans la chair de son avant-bras, à l’endroit de sa blessure, pour le supplier de ne pas s’interposer.
Au début de l’après-midi, alors que des nuages noirs occultaient le disque bleu pâle du soleil de Kélonia, les cinq séraphins, les responsables du clergé néopur, en vêtements d’apparat – toges blanches, galons dorés, coiffes coniques noires –, sortirent dans la cour du dôme noir et ordonnèrent l’ouverture des grilles monumentales.
Le bataillon des gardes, armés d’épées, de longs tridents ou d’arbalètes, intervint brutalement pour juguler les poussées rageuses des premiers rangs. Les cadavres jonchèrent par dizaines les dalles de marbre et les trottoirs. Des ruisseaux de sang s’écoulèrent dans les caniveaux jusqu’au pied de la colline, où ils stagnèrent en mares pourpres et visqueuses. Cette féroce répression ne dissuada pas d’autres lépreux de s’extraire de la file et de se précipiter vers le dôme en brandissant leur crécelle, en poussant des glapissements aigus. Des carreaux aux embouts de pierre taillée ou d’os surgirent des hauteurs et les cueillirent en pleine poitrine. Ils roulèrent un long moment sur les pavés de l’avenue pentue avant de s’immobiliser contre le mur d’une maison, contre un rocher, contre un trottoir ou contre un autre cadavre. Les ruisseaux empourprés se gonflèrent en torrents, des nuées de mouches désertèrent les bords du Futur pour venir s’abreuver dans la ville haute où se répandait une entêtante odeur de boucherie.
— Les idiots ! murmura Mangrelle. À quoi bon se presser ? La pythonisse ne se retire pas du bassin tant que chacun des lépreux ne l’a pas consultée !
— Certains ont attendu cinq ans, dit Le Vioter. Ils ne supportent pas d’attendre une minute de plus. Une réaction stupide mais humaine.
Elle lui baisa tendrement la paume de la main. La capuche de sa cape lui glissa sur les épaules lorsqu’elle se redressa et se hissa sur la pointe des pieds.
— Tu es tellement différent de nous, lui chuchota-t-elle à l’oreille. J’ai du mal à croire que tu es humain.
— Tout ce qu’il y a de plus humain, répondit-il dans un sourire. Et trop souvent stupide.
Elle fronça les sourcils et des lueurs de désarroi dansèrent dans ses grands yeux noirs.
— Tu dis ça pour… pour ce que tu as fait avec moi ? Avec une lépreuse ?
Il lui effleura les lèvres de l’index, un contact qui souffla sur les braises de son désir. Elle lui avait donné bien plus d’amour qu’elle ne se l’imaginait : la fusion de leurs deux corps l’avait irradié d’une énergie bouillonnante, d’un formidable appétit de vivre, et s’il était parvenu à échapper à la supplique de la petite mort, c’était parce qu’elle avait respecté son intégrité d’homme, que son ventre d’une extrême sensibilité n’avait pas cherché à lui dérober sa virilité. Il avait aimé Saphyr à travers Mangrelle, la lépreuse de Kélonia avait été un fragment insolite de la féelle d’Antiter.
— Ne sois pas stupide ! dit-il. C’est la chose la plus intelligente que…
À cet instant, quelqu’un tira sur la cape de Mangrelle. Saisie d’effroi, craignant d’avoir provoqué l’ire d’un milicien, elle se retourna. Un garçon d’une dizaine d’années, au visage ravagé et poussiéreux, vêtu de hardes crasseuses, se tenait en face d’elle.
— Yvain ! balbutia-t-elle. Yvain.
Elle s’accroupit et le pressa un long moment sur sa poitrine. Puis elle le repoussa, se releva et le fixa d’un air sévère.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— La même chose que toi, répondit Yvain, placide. Je viens consulter la pythonisse.
Il jetait des regards fréquents à Rohel par-dessus l’épaule de sa mère, comme pour s’assurer de la complicité de cet étrange compagnon de hasard.
— Ton visage ! (Elle baissa le ton de sa voix.) Qu’est-ce que tu lui…
— La même chose que le sire hors-monde, dit-il en désignant Le Vioter d’un mouvement de menton. Avec une fourchette d’os et de la saumure.
— Tu crois peut-être que cette supercherie suffira à abuser la pythonisse ?
— Autant que le sire hors-monde !
— Pour lui, c’est différent. Retourne immédiatement chez ta tante Aprelle !
Le front buté d’Yvain montrait qu’il n’obtempérerait pas facilement aux injonctions de sa mère.
— Tante Aprelle n’en a que pour Mizelle ! lâcha-t-il entre ses dents serrées. Et je n’ai aucune envie de travailler dans la fabrique de bougies sacrées de sire Lucain. Je ne bougerai pas d’ici.
— Tu veux finir empalé, comme ton père et tes deux frères ? gronda Mangrelle. Et puis, qui te dit que nous avons l’argent pour payer ton droit d’entrée ?
— J’ai vendu tous les produits que j’avais récupérés dans le chariot. Plus ceux de Mizelle. Cela m’a rapporté trois cents kélonis. Les sept cents kélonis manquants, je les ai volés chez tante Aprelle !
Les lépreux les épiaient à la dérobée, cherchaient à comprendre les motifs de leur dispute. Le Vioter estima le moment opportun d’intervenir.
— On vous observe. Il vaut mieux le garder avec nous.
— Pas question ! Si le clergé néopur s’aperçoit…
— Tu ne le persuaderas pas de retourner chez ta belle-sœur, argumenta-t-il rapidement, constatant qu’elle perdait son sang-froid. Il fera semblant de t’obéir mais il se faufilera dans la file d’attente un peu plus bas. S’il reste près de nous, nous aurons au moins la possibilité de veiller sur lui.
Mangrelle se retourna, lui décocha un regard hostile, puis elle prit conscience de la justesse de son raisonnement et se rendit à ses arguments. N’était-il pas l’archange de la rédemption, l’envoyé des mondes supérieurs, l’être qui guiderait le peuple de Kélonia jusqu’à la source oubliée du Temps ? N’était-il pas l’homme qui avait exhumé le trésor enfoui de sa féminité ?
— Fassent les mondes purs que nous n’ayons pas à regretter cette décision, chuchota-t-elle en refoulant une nouvelle montée de larmes.
— Soyez mille fois remercié, sire ! s’écria Yvain d’une voix tellement joyeuse que plusieurs lépreux tournèrent la tête dans sa direction.
Un sourire radieux estompait les rides prématurées de son visage déjà fané.
*
Ils arrivèrent en vue des grilles à la tombée de la nuit. Les miliciens des Cohortes Angéliques n’avaient cessé de se relayer à l’entrée du dôme, mais ces quelques heures passées à battre le pavé suffisaient à les rendre irritables, intraitables.
Les épées ou les tridents se promenaient à quelques centimètres des têtes, des poitrines ou des ventres des lépreux des premiers rangs, et parfois des hommes, des femmes ou des enfants déséquilibrés par la pression désordonnée de la multitude venaient s’empaler sur les pointes acérées de pierre noire. Un véritable mur de cadavres et de blessés se dressait à proximité de la grille, et la puanteur se faisait désormais insoutenable. Les lamentations, les gémissements, les hurlements composaient un fond sonore assourdissant. Des malades pris de malaise s’effondraient au milieu de leurs compagnons d’infortune et, sauvagement piétinés, ne parvenaient pas à se relever. Solidement campé sur ses jambes, Le Vioter agrippait fermement le bras de Mangrelle et d’Yvain pour leur éviter d’être emportés par les vagues houleuses qui se brisaient sur les récifs des gardes.
Une vingtaine de mètres plus loin se dressaient les dais et les tables des percepteurs du culte, vêtus de chasubles bleues, auprès desquels les candidats à la consultation s’acquittaient des mille kélonis de la taxe phythonissienne. Plus loin encore, alignés sur le seuil du portail du temple, se tenaient les cinq responsables du clergé néopur, les séraphins, dont les faces blêmes se découpaient sur le fond d’obscurité du bâtiment. Leurs yeux luisaient de mépris sous leurs hennins hauts et noirs, les galons dorés de leur toge accrochaient les lueurs mourantes du crépuscule. Ils examinaient les lépreux, les soumettaient à quelques questions et, de temps en temps, pour des raisons connues d’eux seuls, refusaient l’accès du bassin à un individu ou à un groupe tout entier. Bien qu’ils eussent réglé leur droit de passage, ces derniers étaient alors escortés sous bonne garde vers une annexe du dôme, et nul ne savait ce qu’il advenait d’eux.
— Et ceux qui entrent dans le bassin ? Où vont-ils ? demanda Le Vioter à Mangrelle.
Le tumulte l’avait contraint à hurler. Il ne distinguait en effet aucune autre issue que le portail aux voussures sculptées sur les murs aveugles et convexes du dôme, enduits d’une substance noire qui évoquait le goudron. Il voyait entrer le flot des lépreux, mais il ne le voyait pas ressortir.
Ce fut Yvain qui répondit :
— On l’ignore, sire. Personne n’est jamais revenu du bassin. Certains prétendent que les consultants accèdent aux mondes supérieurs, d’autres qu’ils voguent pour l’éternité dans le grand fleuve du Temps.
Envahi d’un sombre pressentiment, Le Vioter enveloppa Mangrelle d’un regard courroucé.
— Tu aurais pu me prévenir !
Elle se protégea le visage du bras, comme si elle craignait d’être frappée.
— Qu’est-ce que cela aurait changé ? plaida-t-elle d’une voix sourde. Ni toi ni moi n’avions le choix.
Au sein d’un groupe de vingt, ils franchirent sans encombre le premier barrage des miliciens. Une fois passé le goulet des grilles, la voie était relativement dégagée jusqu’aux tables et aux dais des percepteurs du culte. Mangrelle remit les trois mille kélonis à un homme maigre et triste qui, après les avoir soigneusement recomptées, transvasa les précieuses pierres plates dans un coffre frappé du sceau néopur.
Les miliciens du deuxième cordon s’écartèrent et, quelques minutes plus tard, Mangrelle, Yvain et Rohel se présentèrent devant les séraphins.
— Ne dis rien et laisse-moi faire, souffla la Kélonienne.
De près, les cinq responsables du clergé néopur ressemblaient à des mannequins de cire : même immobilité, même absence d’expression, même peau jaunâtre… Il était difficile de leur attribuer un âge, car, si aucune ride ni aucun autre signe de sénescence n’altérait leur visage lisse, ils paraissaient infiniment vieux, comme des êtres qui auraient traversé les siècles sans être marqués par les stigmates du temps. Des bagues d’os, serties de pierres précieuses, cerclaient les doigts d’une finesse peu commune, presque irréelle, qui dépassaient des amples manches de leur toge.
Les séraphins régnaient depuis plus de trois siècles sur une armée fanatique composée de cent mille miliciens, répartie en cent douze cohortes commandées par les chérubins. Le peuple kélonien ployait sous le joug néopur mais il ignorait les mécanismes internes qui régissaient le clergé. Issus pourtant de toutes les classes sociales de Kélonia, formés dans l’école sacrée située sur une autre colline de la ville haute, les miliciens – « On les appelle comme ça à cause des milices célestes, les armées des anges », avait précisé Yvain – gardaient jalousement le secret sur les « angélaires », les assemblées annuelles qui regroupaient l’ensemble des membres du clergé et à l’occasion desquelles étaient édictées les lois religieuses et sociales. Le clergé avait d’autant moins de mal à faire appliquer ses décrets que des dissensions internes affaiblissaient les adorateurs du fer, les seuls Kéloniens qui osaient s’opposer aux Cohortes Angéliques.
Les regards froids des séraphins se posèrent tour à tour sur Mangrelle, Yvain et Le Vioter. Derrière eux, un couloir s’enfonçait dans le ventre du bâtiment. Tous les cinq mètres, des torchères murales éclairaient les silhouettes claires et figées de miliciens.
— D’où venez-vous ? demanda un séraphin.
Une dureté implacable sous-tendait sa voix haut perchée.
— De Palandare, un village des plaines, Esprit Céleste, répondit Mangrelle, qui avait toutes les peines du monde à maîtriser le tremblement nerveux de ses membres. Notre ferme a été détruite par les adorateurs du fer…
— Est-ce là ton mari ? Ton fils ?
— Yvain est mon fils, mais cet homme n’est qu’un ami.
Le séraphin se tourna vers Le Vioter.
— Quel est ton nom ?
— Il s’appelle Chambalain, dit aussitôt Mangrelle. Il est muet et n’a aucune famille. Je l’ai recueilli après la mort de mon mari. J’avais besoin d’un homme pour les travaux de la ferme.
Les lèvres minces du séraphin se tordirent en une grimace – sa façon à lui de sourire, peut-être.
— Je suppose que tu l’emploies à d’autres fins qu’aux travaux de la ferme…
La tête baissée, Mangrelle s’abstint de protester de son innocence. Les responsables néopurs toléraient les manquements aux lois du veuvage, pas les atteintes à leur intelligence.
— Vous, les gens des plaines, vous êtes encore plus proches de la bête que de l’ange ! reprit le séraphin. Les yeux de ton ami sont d’une couleur peu courante. Ses traits sont différents de ceux des hommes kéloniens. Il semble venir… d’un autre monde.
Les doigts de Rohel se crispèrent sur la crosse du vibreur. Dans la cour inondée de ténèbres, les autres lépreux réfrénaient tant bien que mal leur impatience. La nuit absorbait les dernières traînées de lumière bleue. Des rafales d’un vent piquant, chargé d’humidité, déchiquetaient les nuages, sifflaient dans les pannes du dôme, gonflaient les capes, les toges, les vestes, les robes.
— La femme est lépreuse, déclara un deuxième séraphin d’un ton neutre. L’homme et l’enfant se sont simplement mutilé le visage.
Une pâleur mortelle se déposa sur les traits et les lépromes de Mangrelle. La face ornée d’un rictus vénéneux, le premier séraphin s’approcha de Rohel.
— Tu n’es ni muet ni fou, n’est-ce pas ? J’aimerais maintenant que tu recouvres l’usage de la voix pour nous dire d’où tu viens et nous expliquer pourquoi tu cherches à nous tromper. Fort maladroitement, d’ailleurs ! L’Esprit Céleste Algézir sait établir la différence entre les tumeurs lépreuses et les simples égratignures saupoudrées de sel !
Désespérée, Mangrelle saisit Yvain par les épaules et le pressa contre son ventre. Les plaies gonflées par la saumure avaient suffi à abuser les lépreux, mais pas les hauts responsables du clergé néopur. Ils allaient échouer tout près du but. Ils seraient condamnés à l’atroce supplice du pal ou de la crucifixion, et de la famille Verprez, une famille autrefois honorable, ne resterait qu’une fillette de cinq ans, prisonnière de la grosse Aprelle. Elle se rendait compte qu’elle avait entraîné ses enfants et Le Vioter, l’archange de la rédemption, l’espoir de tout un peuple, dans une voie sans issue.
Une dizaine de miliciens convergeaient dans leur direction.
— Je te donne le choix suivant, sire Chambalain… ou qui que tu sois ! dit le premier séraphin. Ou tu te confesses spontanément à nous, ou je confie cette femme et son fils aux bons soins d’un bourreau du dôme.
Le Vioter évalua la situation d’un bref regard. Reprendre l’initiative, frapper à la tête, vite et fort, un principe immuable des combattants d’Antiter.
— Promettez-moi d’abord de laisser Mangrelle et Yvain tranquilles. Ils sont innocents. S’ils ont exécuté mes ordres, c’est que je les avais menacés de mort.
— Tu t’exprimes bien pour un muet ! gloussa le séraphin. Ils ne souffriront pas : nous leur trancherons directement le cou.
Des sourires grimaçants fleurirent sur les lèvres jaunes de ses quatre pairs.
— Votre mansuétude me va droit au cœur, messires, dit Le Vioter en dégrafant le fermoir de sa cape.
Il s’avança d’un pas. D’un geste précis, il agrippa le col de la toge du séraphin, le retourna, le plaqua contre lui, lui enroula le bras autour du cou puis, de sa main libre, sortit le vibreur de sa veste et lui braqua le canon sur la tempe.
— Ordonne à tes hommes de reculer !
Un silence mortuaire retomba sur la cour du dôme subitement peuplée de statues.
— Conduis-nous jusqu’au bassin du Temps. Au moindre mouvement suspect de tes angelots, je te pulvérise le cerveau !
Les miliciens n’avaient jamais vu d’arme semblable. D’une taille ridicule, totalement dénuée de pointe de pierre ou d’os, elle ressemblait vaguement aux pièces métalliques qu’ils avaient déterrées dans les temples souterrains des adorateurs du fer, mais ils n’avaient aucune idée du danger qu’elle représentait.
— Ne vous laissez pas impressionner ! rugit un chérubin, un capitaine de cohorte. Cet individu n’est qu’un misérable sectateur du fer !
Levant son épée à la lame noire, il se rua vers Rohel et le séraphin, dont la respiration se faisait de plus en plus sifflante. Il se rendit compte que le court canon de l’arme s’orientait dans sa direction, mais il continua d’avancer, roulant des yeux furibonds. Une onde scintillante jaillit de la bouche du vibreur, jeta un éclair livide dans la nuit naissante et lui percuta le front. L’espace de quelques secondes, une âcre odeur de viande carbonisée domina les lourds effluves de sang colportés par le vent. L’épée du chérubin lui échappa des mains et se brisa en retombant sur les dalles. Il battit l’air de ses bras avant de basculer à la renverse. Son cerveau commença à se répandre par la cavité aux bords noirs et fumants qui s’épanouissait entre ses sourcils.
— Ne bougez pas ! glapit le séraphin. C’est un hors-monde ! Un démon de l’espace ! Son arme projette des ondes mortelles !
— Allons-y ! aboya Le Vioter. Mangrelle, Yvain, derrière moi.
Ils pénétrèrent sans opposition dans le couloir du dôme.
Les quatre séraphins restants ignoraient comment, malgré l’antifer, ce hors-monde avait pu atterrir sur Kélonia. Probablement était-ce l’un de ces trafiquants sans cervelle qui hantaient l’espace, ou encore un déserteur qui s’était éjecté de son vaisseau à bord d’une cellule autonome de survie. Quelle que fût sa provenance, il n’irait pas bien loin : la pythonisse n’était qu’une illusion, une apparition immatérielle qui surgissait tous les cinq ans dans le bassin du Temps. Elle se contentait de fixer les consultants d’un regard triste et compatissant. Elle ne leur était d’aucun secours concret, mais les séraphins avaient orchestré et entretenu sa légende. Les consultations quinquennales leur permettaient de renflouer les caisses du culte néopur et, par la même occasion, de débarrasser Kélonia de quelques milliers de lépreux. Lorsqu’ils avaient contemplé l’image holographique de la pythonisse, les malades ressortaient du bassin par un labyrinthe truffé de trappes. Ils tombaient dans les entrailles du dôme, dans des fosses profondes où on les laissait tranquillement mourir de faim et de soif. Puis on récupérait leurs cadavres dans un état de putréfaction avancée, on séparait les peaux parcheminées des squelettes et on récupérait les os, un matériau très précieux sur un monde privé de métaux, avec lequel on fabriquait, outre les armes, de multiples accessoires indispensables à la vie courante. La mystérieuse disparition des lépreux ne faisait qu’enrichir le mythe, et ils se pressaient à chaque consultation plus nombreux devant les grilles du dôme, abandonnant des sommes astronomiques dans les coffres des percepteurs du clergé.
La lèpre du Thulla s’était déclarée à l’issue de la grande guerre de la Tortue (elle avait probablement été importée sur la planète par un vaisseau ennemi abattu : le virus était d’origine spatiale). Elle avait facilité l’émergence du culte néopur, dont l’Angélivre, le manuel de purification angélique, était devenu l’ouvrage de référence de tout un peuple désespéré par les ravages de la guerre. Après avoir renversé le gouvernement de la reine Amigaëlle, les séraphins des premiers temps avaient isolé Kélonia en murant la salle de commande du bouclier magnétique protecteur, qu’ils avaient rebaptisé l’antifer. Ils avaient interdit l’usage des métaux, déclarés responsables de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur la planète. Les Cohortes Angéliques avaient impitoyablement détruit ou enterré les machines, les vaisseaux, les véhicules, les armes, les conduits d’énergie magnétique et tous les menus objets de la vie quotidienne. Les séraphins avaient bâti leur siège, le dôme noir, sur la plus haute colline du massif de l’Éternité, autour du bassin du Temps, à l’endroit même où s’était dressé le palais de la reine Amigaëlle. Ils n’étaient pas parvenus à percer le mystère de la pythonisse, mais avaient immédiatement saisi tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ses régulières et inexplicables apparitions. Ils avaient inclus dans leur enseignement les stances prophétiques des antiques cultes érigés sur la visiteuse du Temps.
Les séraphins des générations suivantes avaient perfectionné le système. Ils avaient d’abord démantelé la Ligue-lie, la ligue des guérisseurs libres, un groupe de thérapeutes ambulants qui exploitaient la propriété des cristaux (et obtenaient des rémissions partielles ou totales de la lèpre de Thulla, ce qui les rendait particulièrement indésirables). Ils avaient ensuite réaménagé les sous-sols du dôme de manière à rationaliser la récupération et la transformation des squelettes.
Le clergé néopur n’était pas le seul à profiter de ce parfum frelaté de miracle : la guilde des marchands, une organisation puissante qui regroupait également les manufacturiers et les grandes coopératives agricoles des plaines, ne voyait aucun inconvénient à se fournir en matière première dans les ateliers souterrains du culte. Et si les séraphins interrogeaient et refoulaient certains lépreux à l’entrée du dôme, c’était que les familles de ces derniers, des familles bourgeoises parfaitement averties de ce qui se tramait dans les fosses souterraines, avaient au préalable monnayé (très chèrement) leur grâce. Les rescapés étaient regroupés dans une salle de l’annexe, puis relâchés sans explication à la fin des consultations.
Le peuple kélonien avait reporté tous ses espoirs sur la venue de l’archange rédempteur, Le Vioter, l’envoyé des mondes supérieurs… Un mythe vieux de plus de vingt siècles.
En sa main tiendra une arme terrible qui lancera des éclairs brillants…
Se pourrait-il que…
Les quatre séraphins se consultèrent du regard. Chacun de leur côté, ils avaient suivi un cheminement identique, abouti aux mêmes conclusions : ce hors-monde correspondait étrangement à la description de l’archange Le Vioter. Il n’était pas habillé de vert mais il avait fort bien pu changer de vêtements.
Ils tournèrent la tête en direction des silhouettes qui s’évanouissaient à l’extrémité du couloir.
— C’est peut-être lui que la pythonisse attend, Esprits Célestes, déclara le séraphin Gunjir.
— Une coïncidence probablement, avança le séraphin Vernel. Il n’a guère l’allure d’un archange.
— Peut-être, mais nous devons nous en assurer, intervint le séraphin Algézir. J’aimerais connaître les raisons pour lesquelles il a cherché à se faire passer pour un lépreux.
— Quelle importance ? coupa Gunjir. Le Vioter ou non, lépreux ou non, il tombera comme les autres dans une fosse et les dépouilleurs récupéreront ses os.
— Nous devons nous en assurer, Esprits Célestes, insista Algézir. La pythonisse n’a encore jamais parlé, mais rien ne nous dit qu’elle restera muette jusqu’à la fin des temps.